IV

Despair is all folly ;

Hence, melancholy,

Fortune attends you while youth is in flower.

 

Le désespoir n’est que folie ;

Fuis, mélancolie,

La fortune t’escorte quand la jeunesse fleurit.

 

John Gay, Polly

 

Dans le hall violemment éclairé et presque vide d’un petit théâtre de Hammersmith, Fred Turner attend Rosemary Radley, qui est en retard, comme d’habitude. Chaque fois que les portes battantes s’ouvrent, livrant le passage à une personne sans intérêt et à une bouffée de soir de mars humide, il soupire comme un jardinier qui voit ses fleurs emportées par la tempête ; car chaque minute qui s’écoule est une minute de moins passée avec elle.

Peut-être que Rosemary ne viendra pas du tout ; cela s’est déjà produit plus d’une fois, mais pas ces derniers temps, et Fred n’en serait pas encore étonné. Ce qui l’étonne encore, c’est d’être ici, dans ce théâtre, à l’attendre, tout vibrant d’une espérance intense. Il y a un mois, tout Londres, à ses yeux, était semblable aux champs de foire cantonaux de sa ville natale par une froide soirée : étendue âpre, mal éclairée, de chaume tondu ras et de pierres. Maintenant, à cause de Rosemary Radley, la ville s’est transformée en un cirque de lumière ; et Fred, comme s’il était redevenu un petit enfant, se dresse, les yeux écarquillés, à l’entrée du grand chapiteau, se demandant comment il s’est retrouvé là et ce qu’il doit faire de la quenouille rose et brillante de barbe-à-papa qu’il tient à la main.

Rationnellement, bien sûr, sa présence ici peut être justifiée par son intérêt pour le théâtre du XVIIIe siècle : c’est ce qui l’a conduit à Londres au départ, et plus tard, c’est ce qui lui a fourni un sujet de conversation avec Rosemary. (Elle s’avère remarquablement bien informée dans le domaine de l’histoire théâtrale et de la tradition scénique, et elle a tenu un rôle de l’Opéra du gueux dans un théâtre de répertoire.) Dans un registre plus moral, on peut dire qu’il est ici à titre de récompense pour sa vertu, plus précisément pour des vertus en honneur au XVIIIe siècle : la civilité et la hardiesse.

Ce fut par civilité, en effet, que Fred s’attarda à la soirée du professeur Virginia Miner, le mois dernier, ayant mangé et bu autant qu’il pouvait sans paraître impoli, et alors que parmi les gens qu’il avait rencontrés, personne ne l’intéressait ou ne semblait s’intéresser à lui. En conséquence, il était encore là quand Rosemary Radley arriva, en retard comme il est chic de l’être et comme à l’accoutumée.

Il la vit d’abord debout près de l’entrée, à côté d’un pot de jacinthes roses : comme elles, en pleine floraison, et d’une joliesse délicate qu’il reconnut comme typiquement anglaise. Elle avait le genre de figure que célèbre la peinture du XVIIIe siècle : le visage rond, l’œil coquin, la bouche petite, esquissant une moue, le menton orné de fossettes, le teint d’un blanc crémeux nuancé de rose, et une cascade de boucles blondes comme du lin. Dès qu’il put, Fred traversa la pièce pour observer de plus près ce phénomène, et en restant obstinément à proximité il parvint enfin à être présenté à « lady Rosemary Radley » (bien que ce ne fût pas par le professeur Miner, qui sait, comme Fred l’a aussi appris depuis, qu’on ne doit pas se servir de son titre dans les relations mondaines, pas plus qu’on ne doit présenter quelqu’un en faisant précéder son nom de « Mr. » ou de « Miss »).

« Oh, comment allez-vous ? » Fred, qui n’avait jamais rencontré un membre de l’aristocratie britannique, dévisageait Rosemary avec une intensité qui devait paraître grossière, il s’en rend compte maintenant, bien que, comme Rosemary le lui a dit plus tard, elle ait l’habitude d’être regardée longuement ; elle est actrice, après tout. Il avait l’impression d’être un voyageur qui entend parler depuis des années de l’existence des léopards des neiges ou des esprits frappeurs, mais qui n’a jamais supposé qu’il en trouverait un sur sa route.

« Un Américain ! J’adore les Américains, s’exclama Rosemary, avec le léger rire amusé qu’il allait bientôt connaître si bien.

— Je suis enchanté de l’apprendre », répliqua Fred, un peu trop tard, car elle s’était déjà tournée pour saluer quelqu’un d’autre. Jusqu’à la fin de la soirée, il rôda autour d’elle, essayant parfois de capter son attention, mais se contentant le plus souvent de regarder et d’écouter avec la même fascination déconcertée qu’il avait éprouvée le mois d’avant en assistant à une représentation des Deux Gentilshommes de Vérone par la Royal Shakespeare Company.

Ce ne fut que lorsqu’il se retrouva dans son appartement désert et froid que Fred s’aperçut qu’il avait très envie de revoir Rosemary Radley, alors qu’il ne désirait nullement revoir les Deux Gentilshommes de Vérone ; il se rendit compte simultanément qu’il n’y avait pas été encouragé et qu’il n’avait aucun moyen de le faire. Il est vrai que l’espace d’un instant, Rosemary Radley avait été charmante à son égard ; mais elle s’était montrée charmante avec tout le monde. Elle lui avait demandé où il habitait ; il avait pensé que c’était bon signe, n’ayant pas encore appris qu’en Angleterre, ce type de question ne prépare pas une éventuelle visite, mais sert plutôt à déterminer la classe sociale ; en Amérique, l’équivalent serait « Qu’est-ce que vous faites dans la vie ? »

Mais où habitait Rosemary Radley ? Son nom ne figurait pas dans l’annuaire, et il serait gênant et sans doute vain de téléphoner à Vinnie Miner pour l’interroger de but en blanc ; quand on a un numéro secret, on ne désire sans doute pas le voir divulgué par ses amis. Fred s’est senti contrecarré et déprimé. Puis il s’est souvenu que Rosemary avait annoncé qu’elle irait, le lendemain, à la première d’une pièce nouvelle ; elle avait même affirmé qu’il devrait (lui et, il faut le préciser, toutes les personnes qui écoutaient à ce moment-là) aller voir cette pièce.

À cause de l’état de ses finances, Fred avait décidé de ne pas voir de théâtre contemporain pendant qu’il serait à Londres. Il enfreignit alors cette résolution, remplaçant son dîner par un morceau de pain rassis et une boite de soupe au poulet et aux nouilles pour ne pas déséquilibrer son budget ; il commençait à toucher les chèques de paye venus de Corinth, mais une fois convertis en livres, ils étaient d’une maigreur lamentable. À ce moment-là, il ne pensait pas s’intéresser sentimentalement à Rosemary Radley. En cherchant à se lier à elle, il pensait simplement se distraire de sa morosité, ou au mieux relever un défi, dans cet esprit qui pousse d’autres Américains à chercher, avec beaucoup d’énergie et d’ingéniosité, à avoir accès à une collection d’art ou à une cérémonie locale auxquelles les touristes ne sont généralement pas admis.

Fred était arrivé tôt au théâtre et avait attendu près de l’entrée jusqu’au dernier moment, avant de grimper l’escalier à toute allure pour gagner sa place au balcon, mais Rosemary Radley ne s’était pas manifestée. Il suivit la pièce, une farce intellectuelle et pleine d’esprit, d’un œil distrait ; il se sentait idiot, triste et affamé. Mais en descendant l’escalier à l’entracte, poussé par l’énervement plus que par l’espoir, il vit Rosemary en dessous de lui, dans le hall. Elle était habillée de façon plus recherchée que la veille : ses cheveux d’or pâle amoncelés sur sa tête, ses seins ronds et crémeux à demi-découverts, nichés dans des ruchés de soie vert pâle comme des fruits exotiques chez un fruitier de Mayfair. En la regardant d’en haut, Fred la trouva tout à coup non seulement aristocratique et authentiquement anglaise, mais radieusement et charnellement désirable.

Comme on pouvait s’y attendre, Rosemary n’était pas seule, mais entourée d’amis, parmi lesquels se trouvait le dramaturge en personne, un homme élégant, de haute taille, vêtu d’un trench-coat fripé. Pour la première fois, mais pas la dernière, Fred se dit que lady Rosemary Radley avait certainement de nombreux admirateurs célèbres et/ou titrés, et que ses chances étaient donc réduites. Un autre homme aurait peut-être désespéré et battu en retraite jusqu’au balcon. Mais le passé amoureux de Fred avait fait de lui un optimiste ; la solitude et la tristesse le rendaient hardi. Bon Dieu, pourquoi n’essaierait-il pas ? Qu’avait-il à perdre ?

La suite montra que pour faire la cour à Rosemary Radley, il ne suffisait pas d’être hardi ; il y fallait une persistance têtue dont Fred n’avait pas l’expérience. Dans le passé, les filles et les femmes étaient plus ou moins tombées dans ses bras, parfois même littéralement, lui sautant sur les genoux avec force gloussements et petits cris dans les fêtes ou à l’arrière des voitures. C’était agréable et commode, mais pas très excitant. Il connaissait maintenant les joies de la chasse ; le parfum animal du gibier poursuivi avec ardeur lui montait à la tête. Rosemary était toujours charmante, mais on ne pouvait absolument pas compter sur elle. Elle arrivait souvent avec une demi-heure de retard, ou plus, ou elle téléphonait pour expliquer qu’elle allait devoir le retrouver à un autre moment, généralement impraticable, qu’elle était forcée de venir avec une amie, ou tout simplement, ne pouvait absolument pas venir. Ses excuses chaleureuses, haletantes, ses murmures de regret et de chagrin semblaient toujours sincères ; mais c’était une actrice, évidemment. L’argent était également un problème : Fred ne pouvait se permettre d’emmener Rosemary dans des restaurants chers ou de lui acheter les fleurs qu’elle aimait. Il le faisait quand même, ce qui nuisait gravement à son compte en banque ; mais il ne va pas pouvoir continuer longtemps s’il veut manger.

Des semaines s’écoulèrent ainsi sans qu’il fasse de progrès significatifs. Rosemary devait être courtisée à l’ancienne, et si longuement que la plupart des amis de Fred au pays auraient trouvé cela absurde. Roberto Frank, par exemple, aurait poussé un rugissement incrédule s’il avait su que Fred avait mis presque deux semaines pour arriver à la première base avec Rosemary et qu’au bout de plus d’un mois, il n’a pas encore marqué de point. Ouais, mec, mais on n’est pas à Convers en train de jouer au base-ball dans un terrain vague, explique Fred à la silhouette imaginaire et rigolarde de Roberto. C’est l’Angleterre, ici ; et pour de vrai.

Souvent frustré, Fred ne se découragea pas pour autant ; en fait, le principe de la dissonance cognitive commençant à agir, la difficulté même de l’entreprise lui conféra sa valeur. Puisqu’il avait fait tant d’efforts pour Rosemary Radley, elle devait en valoir la peine ; et ses sentiments à lui devaient être sérieux. D’ailleurs, plus il la voyait, plus elle lui semblait attirante.

Fred se rend compte que si Rosemary l’attire, c’est en partie parce qu’elle est à l’opposé de sa femme. Elle est petite, douce et blonde ; Roo est grande, robuste et brune. Elle est raffinée, spirituelle ; Roo, par rapport à elle, est naïve et sérieuse, elle manque même un peu d’humour selon les critères londoniens. Dans son comportement et dans sa façon de parler, Rosemary est gracieuse, mélodieuse ; Roo, par comparaison, est gauche et bruyante ; grossière, à vrai dire. De même que, comparée à l’Angleterre, l’Amérique est grande, naïve, bruyante, mal dégrossie, etc.

À mesure qu’il persévérait dans sa poursuite, et commençait lentement à gagner du terrain sur sa proie, d’autres différences nationales, et peut-être aussi des différences de classe, se révélèrent. Quand Fred avait fait la cour à Roo, on aurait difficilement pu parler de chasse, puisqu’elle galopait tout aussi vite vers lui. Ils avaient couru en rond l’un après l’autre, les naseaux en éveil ; puis ils s’étaient rués l’un vers l’autre comme les chevaux qu’ils avaient montés en ce premier et mémorable après-midi auraient pu le faire. Ce n’était pas d’une séduction que le verger abandonné sur la colline avait été le théâtre, mais de la collision de deux jeunes corps robustes, avides, couverts de sueur, se roulant et haletant dans l’herbe drue.

Les images qu’évoque Rosemary ne sont pas animales, mais florales. Se remémorant leur première rencontre, Fred voit en elle un pot de jacinthes, ou peut-être une autre plante à fleurs plus exotique : fragile, de fines feuilles, appartenant à une espèce qui frémit et se replie étroitement sous un contact maladroit ou une brise froide, mais finit par s’ouvrir et s’épanouir glorieusement si l’on veille sur elle avec douceur et patience. De fait, il y a seulement deux jours, au bout de six semaines d’essais et d’erreurs, les efforts de Fred ont reçu une récompense presque entière : tendres, crémeux, disposés en couches multiples, les derniers pétales roses et blancs se sont déroulés, révélant le calice délicat. Cette nuit, si tout se passe bien, son désir sera satisfait.

Tandis qu’il arpente impatiemment le hall du théâtre, songeant à Rosemary et à Roo, Fred comprend pour la première fois le pouvoir de ce que l’on appelle à Yale l’influence rétrospective. De même que Wordsworth a modifié pour toujours notre lecture de Milton, de même Rosemary Radley a modifié sa lecture de Ruth March. Il a une vision de Rosemary debout sur une hauteur qui est sans doute la ville de Londres. Elle tient d’une main une lampe à arc puissante de l’espèce que l’on utilise au théâtre, d’où émane un cône de lumière blanche qui se propage à travers l’espace et le temps jusqu’à trois ans en arrière et jusqu’à Corinth, État de New York.

Sous cette lumière, le souvenir de Roo sous les pommiers, avec les marques laissées par les brindilles sur son dos et son derrière bruns, mouillés de sueur, les débris d’herbe sèche dans son épaisse chevelure châtain désordonnée, semble relever d’une mise en scène grossière aux couleurs tapageuses, à peine civilisée. La reddition sexuelle rapide et enthousiaste de Roo, qui lui a paru, autrefois, prouver sa passion et sa sincérité, lui semble manquer de féminité et de grâce. Comparées aux délicats baisers de Rosemary, frôlements prolongés d’ailes de papillon, les étreintes de Roo avaient une sorte d’avidité animale et pressante qui aurait dû, pense Fred maintenant, lui faire pressentir son manque de retenue, qui devait se manifester si brutalement lors de son exposition-exhibition.

Quinze jours à peine après que Fred eut fait la connaissance de Roo, non seulement elle avait déjà plusieurs fois fait l’amour avec lui, mais elle avait perdu toute pudeur – si du moins elle en avait jamais eu. Elle lui disait tout ce qu’elle pensait, tout ce qu’elle ressentait, l’informant de détails sur ses liaisons précédentes dont il aurait pu se passer. Elle lui montrait tout : dès le début, elle dormit toute nue près de lui, ou, quand il faisait très froid, dans une chemise de nuit en flanelle rouge qui n’avait rien de sexy et lui remontait en paquets sous les bras. Elle déambulait dans son appartement de professeur, qui allait devenir le leur, toute nue à n’importe quelle heure du jour, oubliant parfois de baisser les stores. En sa présence, elle se mouchait, se curait les dents, se coupait les ongles de pieds, se lavait le sexe, allant même jusqu’à aller aux cabinets en plein milieu d’une conversation intéressante (et pour Roo, la plupart des conversations étaient intéressantes). Parce qu’il était amoureux d’elle, Fred avait réprimé sa gêne, il l’avait même dénigrée. Il se traitait lui-même de petit bourgeois coincé, alors que le comportement de Roo était naturel et libre.

Pour Rosemary, en revanche, ce n’est pas parce qu’on cède sur le plan sexuel qu’on renonce à sa vie privée. Elle s’entoure instinctivement de l’intimité mystérieuse qui préserve le romanesque. Elle préfère les éclairages tamisés : deux hautes bougies blanches sur la coiffeuse, ou une lampe à abat-jour de soie. Elle prend son bain et s’habille seule ; Fred ne l’a pas encore vue complètement nue. Psychologiquement, elle évite aussi de trop se mettre à nu : elle reste muette sur sa propre histoire et ne demande pas à connaître celle de Fred. Ce n’est qu’à une phrase lâchée de temps à autre qu’il devine, par exemple, que l’enfance de Rosemary, bien que luxueuse, a été malheureuse et perturbée en raison de l’instabilité de ses parents, qui changeaient souvent de partenaires et de domicile.

Parfois, il est vrai, Rosemary va trop loin. Bien qu’il ne désire pas empiéter sur sa réserve physique ou sur sa réticence au sujet du passé, Fred aimerait accéder un peu plus à ce qui se passe dans sa tête. Elle est capricieuse, impulsive, contradictoire : quand il essaie d’aborder avec elle une question sérieuse, il a souvent l’impression (elle s’arrange pour la lui donner) d’être un insecte indiscret qui cherche à s’enfoncer dans une rose de concours, cultivée en serre, et finit par abandonner, étourdi par le parfum et dérouté par l’agitation constante des pétales à la teinte délicate.

Il est presque sept heures maintenant. Le hall s’est rempli de gens qui commencent à s’écouler en direction de la salle. Fred attend depuis quarante minutes, et Rosemary n’est toujours pas là. De plus, il a très faim, mais même si elle finit par arriver, ils n’auront pas le temps de manger des sandwichs, comme ils avaient prévu de le faire avant la pièce.

Il a presque renoncé quand une portière de taxi s’ouvre violemment ; Rosemary fait irruption dans le théâtre en courant, en volant presque, sa cape de laine rose flottant derrière elle comme les ailes d’un ange rococo.

« Chéri ! » Essoufflée – ou feignant de l’être ? – elle pose sur son bras une main douce et blanche et lève vers lui un regard filtré par des cils duveteux. « Il faut que tu me pardonnes, le taxi n’arrivait pas.

— Très bien, je te pardonne. » Fred lui sourit, mais moins volontiers que d’habitude.

« Tu es tout à fait mort de faim ?

— Non, pas tout à fait.

— Ne sois pas fâché. J’ai tout organisé ; nous dînerons avec Erin après la pièce. Il connaît un très bon restaurant près d’ici, et je vais t’offrir un délicieux repas pour me faire pardonner… Oh, Nadia ! Je ne savais pas que tu étais rentrée ; comment c’était à Los Angeles, dingue ?

— Il ne faut pas », dit Fred, mais ses mots se perdent. Cependant, la résolution persiste. Il ne veut pas perdre le temps qu’il devait passer seul avec Rosemary assis dans un restaurant avec un des acteurs de la pièce qu’ils vont voir. De plus, elle lui a offert trop de repas coûteux ces derniers temps. Quand il proteste, elle donne différentes excuses : une dramatique où elle jouait a été vendue aux Australiens, elle a fait une bonne interview dans un magazine féminin, etc.

« Rosemary, j’ai quelque chose à te dire, commence-t-il dès qu’ils se retrouvent seuls, en route vers leurs sièges.

— Oui, chéri… » Elle s’arrête pour faire signe et décocher un sourire radieux à quelqu’un qu’elle a aperçu de l’autre côté du théâtre.

« Je ne veux pas que tu m’invites à dîner ce soir.

— Oh, Freddy ! » Elle lève les yeux vers lui, de grands yeux d’azur qu’elle élargit encore. « Tu es fâché parce que j’étais tellement en retard, mais je n’y étais vraiment pour rien, ce terrible service de taxis…

— Mais non, ce n’est pas ça, simplement… » Un placeur les interrompt ; Fred lui achète deux programmes à dix pence chacun. Dépense somptuaire, pense-t-il amèrement, se rappelant que les billets ont été donnés à Rosemary – à moins qu’elle ne les ait payés.

« Ce qu’il y a, reprend-il dès qu’ils sont installés, c’est que je ne veux pas que tu me payes à dîner. Ce n’est pas bien.

— Oh, ne sois pas idiot ; j’ai promis. » Les yeux de Rosemary sont dirigés au-delà de lui, et cherchent dans les rangs des visages familiers. « Oh, regarde, voilà Mimi, mais qui donc est avec elle ?

— Non. Ça me gêne. » Fred continue obstinément. « Enfin, que va penser Erin ? Il va me prendre pour une espèce de gigolo.

— Mais bien sûr que non, chéri. » Rosemary pose de nouveau les yeux sur Fred. « Ça ne se passe pas comme ça dans le milieu du théâtre. Quand on a du travail, on invite les autres. Tout le monde sait ça.

— Moi, je ne suis pas dans le théâtre. Et dorénavant, j’aimerais bien payer pour moi. » Fred se rappelle qu’il a sur lui huit livres et un peu de monnaie, et que cette somme, en fonction de son budget, devrait durer jusqu’à la fin de la semaine. Il sera bientôt assis, comme cela lui est déjà arrivé, derrière un menu à la taille impressionnante et aux prix non moins impressionnants, et il l’examinera à la recherche du plat le moins cher (en général, un bol de crudités un peu coriaces) déclarant mensongèrement qu’il a eu un gros déjeuner et qu’il n’a pas très faim.

« Ce qui me plairait, en fait, poursuit-il, se penchant vers Rosemary pour capter son attention, qui se disperse de nouveau, c’est que ce soir, nous allions dans un endroit qui ne soit pas au-dessus de mes moyens, et où je pourrais t’inviter. Je suis sûr qu’il y a des restaurants bon marché dans le quartier…

— Ah oui, il y a un tas de restaurants infâmes et pas chers à Hammersmith, rétorque Rosemary. Et je les connais presque tous. Quand maman s’est cassé la cheville, et que papa m’a coupé les vivres, pour me forcer à quitter le théâtre et à revenir m’occuper de la maison parce qu’il était trop paresseux pour s’en donner la peine, j’ai fait le tour de la question. J’ai mangé assez de croquettes de poisson et de macaroni au fromage pour ne plus jamais avoir envie d’en remanger, mon chéri.

— Quand même. Je trouve que ce n’est pas bien que tu payes pour moi.

— Mais tu trouves que c’est bien que je mange dans une gargote répugnante…

— Je n’ai pas dit que je voulais aller dans une gargote répugnante…

— …où nous nous ferons sûrement empoisonner tous les deux. » Une moue transforme en pois de senteur la bouche exquise de Rosemary. Puis, au moment où les lumières de la salle baissent, la moue s’adoucit en sourire. « En plus, tu sais très bien qu’on ne peut pas faire ça à Erin, il croirait que nous avons perdu la tête, ou que nous avons détesté sa façon de jouer et que nous voulons le punir. » Elle étouffe un petit rire.

Fred cesse de discuter, mais pendant tout le reste de la soirée il se sent mal à l’aise, tout au long de la pièce et pendant le dîner, ensuite, où il commande une chef’s salad et consomme par ailleurs quatre petits pains, le tiers du bœuf bourguignon de Nadia, et la moitié du gâteau au fromage blanc et aux cerises de Rosemary (« Ne sois pas bête, mon amour, je n’arriverai jamais à le finir »). Que fait-il à piocher dans les assiettes des autres, dans ce restaurant coûteux, en compagnie de ces gens coûteux ?

« Tu es toujours fâché, dit Rosemary d’une voix plaintive dans le taxi du retour. Je le sens. Tu ne m’as pas pardonné d’avoir été aussi horriblement en retard ce soir.

— Mais non ; mais si, proteste-t-il.

— Vraiment ? » Elle s’incline vers lui, laissant couler sur son épaule ses boucles d’or finement ciselé.

« Je te pardonne toujours. » Fred glisse son bras autour de Rosemary ; qu’elle est douce, comme elle s’abandonne sous les plis de la laine !

« Je suis amoureux de toi, dit-il, imaginant comment il va bientôt le lui prouver.

— Oh – l’amour, murmure-t-elle avec indulgence, mais tout en semblant faire peu de cas de ce sentiment, comme si on venait de lui parler d’un passe-temps enfantin, le saut à la corde, mettons, ou le jeu de cache-cache.

— Tu ne me crois pas ?

— Si. » Elle lève légèrement la tête. « Sans doute.

— Et ? Mais ?

— Et je t’aime… Mais ce n’est pas si simple, tu sais. » Rosemary soupire. « Quand tu auras mon âge… »

Fred soupire aussi, mais en silence. Il vient d’avoir vingt-neuf ans et Rosemary en a trente-sept, bien qu’elle paraisse à peine trente ans ; mais à son avis, cela n’a pas d’importance, et dans le contexte de leur relation, c’est même dénué de toute signification. Il sait, bien sûr, que les femmes, et sans doute les actrices plus que d’autres, sont préoccupées par leur âge ; mais dans le cas de Rosemary, c’est ridicule. Elle est belle et il l’aime ; ce n’est pas comme s’ils avaient le projet de se marier et de fonder une famille, pour l’amour de Dieu. « Quelle différence est-ce que ça fait ? » dit-il à voix haute.

Fred a grandi dans un milieu universitaire ; il est convaincu qu’on doit répondre à toutes les questions, même difficiles. Rosemary, au bout de plusieurs années dans le milieu théâtral, où elle a eu à subir l’indiscrétion et l’hostilité des journalistes qui l’interviewaient, est convaincue du contraire. Au lieu de répondre, elle bâille, cachant d’une main voltigeante la fleur rose de sa bouche. « Mon Dieu, je suis épuisée ! Le théâtre classique me fait souvent cet effet. Est-il terriblement tard ?

— Non, onze heures et demie. » Une cause possible des retards constants de Rosemary, à moins que ce ne soit qu’une excuse, est son refus de porter une montre (« Je ne supporte pas l’idée que le Temps me tient par le poignet, comme une vieille gouvernante vilaine et revêche »).

« Quelle horreur, chéri, je crois qu’il vaut mieux que j’aille me coucher tout de suite.

— Non, ne fais pas ça, dit Fred en la serrant plus fermement. En tout cas, pas toute seule.

— Je crains que ce ne soit nécessaire. » Elle soupire profondément, comme si elle subissait le poids d’une obligation invisible.

« Mais j’espérais que… » Fred pose sa main sur la cape en aile d’ange, à l’endroit où elle couvre le sein de Rosemary.

« Allons, mon amour, ne sois pas fatigant. Je t’appellerai demain. »

C’est ainsi que sans paraître y prendre garde, Rosemary annula ce qui devait être l’apogée de leur soirée ensemble. Pendant les dix-huit heures suivantes, Fred fut dans un état d’esprit déplorable. Il appela plusieurs fois, en commençant à dix heures du matin, mais ne put obtenir que son service d’« abonnés absents ». Soit elle était sortie, soit elle était en colère contre lui. Il essaya de travailler, mais, comme c’était souvent le cas ces temps derniers, n’obtint aucun résultat satisfaisant : il lui fallait un livre qui se trouvait au BM, mais il ne voulait pas s’éloigner du téléphone.

Vers six heures, Rosemary rappela enfin. Elle était plus affectueuse que jamais, avait « follement envie » de le voir. Elle soutenait qu’elle n’avait jamais été fâchée ; refusait même d’en discuter ; et l’accueillit passionnément devant sa porte une heure plus tard.

Pénombre d’un crépuscule de printemps dans la bibliothèque d’une maison de campagne anglaise souvent présentée dans les magazines et les suppléments en couleur, célèbre pour la beauté de son architecture et de sa décoration, célèbre aussi pour la beauté architecturale et décorative de la maîtresse de maison, Penelope (Posy) Billings, et pour le sens financier de son mari sir James (Jimbo). Les murs tendus de velours broché écarlate, les divans en acajou capitonnés de cuir beurre frais, les reliures dorées, les vitrines pleines de bibelots, et les globes terrestre et céleste anciens en bois verni évoquent la fin de l’époque victorienne et donnent une impression de snobisme rétro. Cet effet est contrebalancé par une abondance ordonnée de fleurs de printemps fraîchement coupées, et par une table sur laquelle sont disposés les journaux et les magazines les plus récents, certains étant mis en valeur : ceux qui défendent un point de vue conservateur, d’une part, et d’autre part Harper’s/Queen du mois dernier, où figure une photo de lady Billings dans sa cuisine et sa recette originale de velouté au cresson et à l’avocat, dans la série « Cuisiner à la campagne ». Les murs sont ornés de tableaux victoriens entourés de cadres dorés et tarabiscotés : deux portraits d’ancêtres de Posy qui se sont distingués dans l’armée, et une peinture représentant un mouton de concours agricole à l’expression lugubre, ressemblant fortement à George Eliot. Ces trois œuvres d’art appartiennent à sa famille depuis plus d’un siècle. Par contre, le Leighton qui surmonte la cheminée de marbre a été offert à Posy par Jimbo en cadeau de mariage juste avant que les prix montent en flèche, sur un tuyau d’une de ses meilleures amies, la décoratrice en vogue Nadia Phillips. C’est une blonde victorienne au galbe harmonieux et sculptural, qui ressemble beaucoup à Posy Billings, avec les mêmes cascades de cheveux cuivrés.

Vêtue un peu anachroniquement de draperies roses et lavande qui ne la couvrent qu’à demi, cette personne fait les yeux doux à un oiseau en cage sur une terrasse de marbre parsemée de pétales et baignée de soleil. Aujourd’hui, six ans après, Posy commence à en avoir assez du Leighton, du mouton, des bibelots et des ancêtres. Elle a un peu envie d’envoyer tout cela au grenier et de créer un décor plus contemporain. En fait, elle s’est demandé ces derniers temps s’il ne serait pas amusant de refaire la bibliothèque, avec l’aide de Nadia Phillips, dans le style des années trente, avec plein de sofas blancs moelleux et sensuels, des tables en inox et en laque, des miroirs gravés et des coussins, des lampes, des vases amusants genre Arts-Déco.

Pour le moment, Posy n’est pas dans la bibliothèque ; elle prend le thé dans la nursery avec ses deux fillettes et la jeune fille au pair. Une seule personne se trouve dans la pièce, et c’est Fred Turner, qui serait désolé d’apprendre que le décor victorien actuel est voué à disparaître. Debout entre des doubles rideaux de peluche écarlate dont les longues franges frôlent le sol, les yeux tournés vers la pelouse, où il reste assez de lumière pour distinguer une bande de jonquilles vaporeuses attroupées autour du parterre circulaire, de l’autre côté de l’allée de gravier, il se sent à la fois euphorique et un peu coupé de la réalité. Que fait-il ici dans cette parfaite maison de campagne victorienne, en ce printemps anglais brumeux, au lieu d’être un siècle plus tard au nord de l’État de New York, où le début avril est encore de l’hiver gris et gelé ? On croirait que par un glissement surnaturel de la vie à l’art, il a pénétré dans un roman de Henry James comme celui dont il a regardé l’adaptation à la télévision il y a deux mois, avec Joe et Debby Vogeler. Comme ils semblent loin, eux et leurs plaintes malveillantes sur Londres ! Et ce qu’ils pensent de l’Angleterre, ce n’est en fait qu’une opinion de seconde main, incomplète, aussi éloignée de la vérité que l’adaptation télévisée d’un roman classique.

Au cours des quelques semaines qui viennent de s’écouler, Fred est entré dans un monde qu’il ne connaissait auparavant que par ses lectures : un monde de théâtres bondés les soirs électriques des premières, de paisibles déjeuners du dimanche entre personnes cultivées, à Hampstead ou à Holland Park, d’élégants dîners internationaux à Connaught Square ou à Chester Row. Il a été dans les coulisses des studios de la BBC à Ealing, et au siège du Sunday Times ; il a rencontré une foule de gens qui n’étaient naguère pour lui que des noms dans les magazines ou dans les programmes des cours de fac. Ce qu’il y a de plus étonnant, c’est que certaines de ces personnes semblent maintenant le considérer comme un ami, ou du moins une relation proche ; ils se souviennent qu’il travaille sur John Gay et l’interrogent sur les progrès de sa recherche ; ils lui parlent avec une sorte d’intimité désinvolte de leurs ennuis avec les journalistes ou avec leur propre système digestif. (D’autres, il est vrai, oublient son nom d’une soirée à la suivante ; mais il fallait sans doute s’y attendre.)

Quand il a commencé à fréquenter Rosemary, Fred s’est demandé pourquoi elle connaissait tant de célébrités. La raison en est, découvre-t-il, qu’elle est elle-même une célébrité, bien qu’il n’ait jamais entendu parler d’elle. Comme elle joue un des rôles principaux de Tallyho Castle, feuilleton à succès sur la vie de l’aristocratie campagnarde, des millions de téléspectateurs britanniques la connaissent de vue, et il arrive que certains l’abordent dans les magasins, les restaurants ou au théâtre. (« Excusez-moi, n’êtes-vous pas lady Emma Tally ? Oh, j’adore vraiment ce feuilleton, et vous êtes un de mes personnages favoris ! ») De ce fait, son visage est mieux connu que celui de certains de ses amis plus célèbres mais qui ne sont pas acteurs.

Rosemary, Fred s’en rend compte maintenant, est heureuse de son succès populaire, mais elle n’en est pas satisfaite. Il l’a vue s’illuminer, étinceler quand un de ses « fans » apparaît, comme si une lampe intérieure s’allumait et montait à 200 watts. Il l’a aussi entendue dire plus d’une fois qu’elle n’en peut plus de lady Emma et de toutes les autres charmantes ladies qu’elle a incarnées à la télévision. Ce qu’elle souhaite vraiment, lui a-t-elle confié, c’est de jouer les « grands rôles classiques » : Hedda Gabler, Blanche DuBois, lady Macbeth, sur la scène, avant d’en avoir passé l’âge. « Je pourrais les faire, Freddy, je sais que je pourrais les faire », avait-elle insisté. « Je sais ce que c’est de se sentir meurtrière, sauvage, pleine de haine. » (Si c’est vrai, pense Fred, c’est qu’elle est capable de véritables prouesses d’intuition.) « Tout cela est en moi, Freddy, c’est en moi. Tu ne me crois pas », ajouta-t-elle en se tournant pour le regarder droit dans les yeux.

La serrant contre lui, il sourit, puis secoua la tête.

« Tu ne penses pas que je pourrais jouer ces rôles. » Une ride avait surgi entre les arcs blonds de ses sourcils, comme si un esprit malin invisible pinçait cruellement la peau.

« Mais si, je le pense. Bien sûr que je le pense, assura Fred. Je sais que tu es une bonne actrice ; tout le monde le dit. Je suis sûr que tu es capable de faire ce que tu veux. »

Mais aucun metteur en scène n’a jamais eu envie de proposer de tels rôles à Rosemary. Quand elle a l’occasion de jouer sur scène – moins souvent qu’elle ne le désirerait – c’est toujours dans des comédies : Shaw, Wilde, Sheridan, Ayckbourn.

Comme Edwin Francis, ami de Rosemary, l’a expliqué à Fred, le problème, c’est qu’elle n’a pas l’air d’une reine de tragédie. Sa voix est trop haute, trop douce, et elle ne dégage pas ce genre d’énergie ténébreuse. « Vous imaginez Rosemary en lady Macbeth ? Allons, sérieusement : « homme fans volonté ! Donne-moi fe poignard !” » Imitant la voix de Rosemary, Edwin adoptait ce petit cheveu sur la langue qui faisait partie du charme de lady Emma. « Personne ne serait prêt à croire un instant qu’elle est mêlée à un meurtre ; ils penseraient qu’elle veut couper le gâteau d’une fête de charité ».

Bien qu’il n’aime pas la façon dont Edwin se moque parfois de Rosemary, Fred doit admettre qu’il ne peut pas l’imaginer en lady Macbeth, qu’il ne la voit pas envahie par une haine sauvage et meurtrière, même dans un contexte théâtral. Son désir de jouer des rôles violents et tragiques fait partie des détails qui l’intriguent encore chez elle.

Il y a autre chose qu’il aimerait comprendre chez Rosemary : pourquoi sa jolie maison de Chelsea est-elle toujours si abominablement mal tenue ? À première vue, le long salon double semble très élégant, bien qu’un peu fané. Mais on a vite fait de remarquer, surtout en plein jour, que les grandes baies sont crasseuses, souillées par les mouches, que les rebords de fenêtres sont couverts de suie granuleuse, que les moulures dorées des tableaux sont ébréchées, le tissu d’ameublement – du satin gris rayé – taché et usé, les tables en acajou marquées de ronds humides et de brûlures. Tout est jonché de journaux froissés, de verres collants, de tasses à café où persiste un enduit boueux, de cendriers pleins, de paquets de cigarettes vides, et de vêtements rejetés. En bas, dans la cuisine, en haut, dans la chambre à coucher, c’est encore pire : les placards sont bourrés d’on ne sait quoi, et les salles de bains ne sont pas toujours nettes. Comment Rosemary peut émerger de ce désordre en paraissant si fraîche et belle, c’est un mystère, et comment elle peut supporter d’y vivre, c’est un autre mystère.

Évidemment, Rosemary ne sait certainement pas faire le ménage, pense Fred, et il ne tient pas du tout à ce qu’elle apprenne. Mais elle pourrait certainement embaucher quelqu’un. Les amis de Rosemary sont d’accord avec lui. Posy Billings en a parlé avec lui au début de l’après-midi, en lui faisant visiter son propre domaine, parfaitement tenu ; à son avis, il lui faut une « femme de journée » : une personne solide, digne de confiance, qui viendrait tous les matins nettoyer la maison, faire les courses et la lessive, et préparer le déjeuner, ce qui permettrait à Rosemary de ne pas manger au restaurant. Si seulement Fred pouvait la persuader d’embaucher quelqu’un dans ce genre-là – Posy connaît à Londres une agence tout à fait sérieuse – il ferait vraiment une excellente action.

« Très bien », a dit Fred devant une longue plate-bande de plantes vivaces couverte d’une litière protectrice de copeaux d’écorce, d’où émergeaient des groupes bien dessinés de muscaris et de crocus. « Très bien, j’essaierai. »

Mais ce ne sera pas facile, pense-t-il maintenant, imaginant Rosemary telle qu’il l’a laissée il y a un quart d’heure, allongée à l’étage dans la chambre que Posy appelle la Chambre Rose. Le lit immense a un chevet sculpté et doré capitonné de satin à fleurs, et une courtepointe piquée assortie est tirée jusqu’aux seins de Rosemary, dessinant des plis souples sur son corps. Elle porte une chemise de nuit en soie délicate de couleur ivoire, parsemée d’incrustations de dentelle semi-transparente en forme de papillons ; ses cheveux d’or blanc tombent en vrilles fines sur des draps rose pâle ornés de festons. La lampe de chevet à l’abat-jour de soie rose réchauffe sa peau crémeuse et éclaire doucement les meubles rococo peints en rose et en argent, les gravures de mode françaises accrochées aux murs, et le vase en argent plein de narcisses posé sur la coiffeuse. Elle éclaire aussi, sur cette même coiffeuse, un amas de crèmes et de poudres renversées, et un naufrage de vêtements jetés ça et là sur le tapis d’Aubusson.

Non, il ne sera pas facile d’amener Rosemary à changer d’habitudes. Elle déteste parler de « tous ces détails pratiques si ennuyeux » et elle est incapable de se concentrer pendant longtemps sur un sujet quelconque. Elle est toute en impulsions, brusques et irrationnelles ; et pour Fred, cela fait partie de son charme. Il voit en elle un beau papillon rare aux ailes de dentelle, comme ceux qui décorent sa chemise de nuit, voletant de-ci de-là, s’approchant puis s’éloignant de son allure dansante, difficile à capter plus d’un instant.

Son isolement actuel, cependant, n’est pas dû à une saute d’humeur. Se coucher en dehors de l’heure normale – ou du moins déclarer qu’on va se coucher – est un stratagème social habituel et respectable chez les Britanniques, Fred a eu l’occasion de le constater. En Amérique, on considérerait que se dire fatigué sans cause précise constitue un aveu de faiblesse physique et/ou morale ; mais ici, en annonçant qu’on va « se reposer un peu » ou « s’étendre pendant un moment », on s’excuse avec politesse de s’isoler du reste de la société. Ce procédé est d’ailleurs plus efficace qu’il ne le serait au pays de Fred, puisqu’ici, même les gens mariés ont généralement chacun leur chambre. Et les Anglais, du moins ceux que Fred a rencontrés ces derniers temps, semblent avoir besoin de plus de solitude que les Américains. Maintenant, par exemple, à six heures du soir, tous les invités de lady Billings, sauf lui, sont – pour autant qu’il sache – enfermés seuls dans leur chambre. Après avoir quitté Rosemary, Fred a essayé de rester dans la sienne, mais l’envie de bouger et la claustrophobie l’ont de nouveau entraîné au rez-de-chaussée. S’il ne bruinait pas, s’il ne faisait pas presque noir, il serait sorti dans le parc.

À part Rosemary et Fred, il y a trois autres invités pour ce week-end chez Posy. Le premier est Edwin Francis, critique travaillant également dans l’édition, qui fait preuve à l’égard de Rosemary et de Posy d’une affection presque débordante, mais parle à Fred comme s’il l’interviewait pour la télévision, en feignant une attention respectueuse qui semble destinée à provoquer l’humour aux dépens de Fred. (« Il était donc de notoriété publique que M. Reagan avait joué dans un film dont il partageait la vedette avec un chimpanzé ? Et vous dites pourtant que plusieurs de vos collègues à l’université ont voté pour lui. Comment expliquez-vous cela ? » « Votre projet actuel est donc, je suppose, largement influencé par l’école française de démolition, oh, pardon, déconstruction. »)

Edwin a amené avec lui un jeune homme nommé Nico, qui est, selon Rosemary, son « ami intime » du moment. Rosemary et Posy sont pour Nico : elles le considèrent comme un grand progrès par rapport aux amis intimes précédents d’Edwin, à qui, pour la plupart, Posy « n’ouvrait pas les portes de sa maison ». Comparé à ces individus, Nico est instruit, couramment anglophone, et « vraiment tout à fait présentable ». C’est un Chypriote grec ; menu, il a la peau douce, des boucles brunes brillantes et abondantes, et des opinions artistiques et politiques bien arrêtées. Il a pour ambition de travailler à la télévision ou au cinéma, en Grande-Bretagne ou mieux encore en Amérique, et de devenir metteur en scène. À déjeuner, aujourd’hui, il s’est montré intéressé par les idées de Fred ; mais cet intérêt, bien que plus sincère que celui d’Edwin, n’est pas exempt de tout calcul. (« Vous avez des idées très originales sur le cinéma, Fred, très excitantes je trouve. Je suppose que vous connaissez beaucoup de gens dans l’industrie du film aux États-Unis, ou peut-être au théâtre, avec qui vous avez discuté de ces théories ?… Non, personne ? Quel dommage. J’aimerais tant un jour avoir l’occasion de parler avec des cinéastes américains. ») Bien que Nico soit toujours poli avec Fred, il est évident qu’il estime désormais qu’il est dépourvu de toute utilité professionnelle.

Le dernier invité est William Just, plus ou moins cousin de Posy, qui l’appelle, ainsi que Rosemary, Juste William. C’est un homme d’âge moyen, sans signe particulier, portant des vêtements de tweed à l’aspect fripé et affichant une sorte de détachement brumeux. Juste William fait quelque chose à la BBC et il est extraordinairement bien informé de l’actualité ; il semble aussi fréquenter tous les gens que Posy, Rosemary, Edwin et même Nico connaissent à Londres. C’est un homme doux, à l’attitude effacée. Fred suppose qu’il a été invité en partie par obligation familiale (il n’est plus marié, et se sent sans doute seul), et en partie parce qu’il pourrait aider Nico à trouver un emploi à la BBC.

Fred trouve qu’Edwin et Nico sont des personnages intéressants, et que William est remarquable pour sa connaissance des dessous de la politique. Il regrette pourtant de ne pas avoir l’occasion de rencontrer le mari de Posy, Jimbo Billings. D’après les journaux, Billings, astucieux et agressif, se spécialise dans les investissements à risque, et connaît plusieurs dirigeants mondiaux ; c’est un homme grand et fort, à l’apparence imposante (sa photo est mise en évidence sur la cheminée du salon). Mais pour l’instant, il est en voyage d’affaires au Proche-Orient.

Nico est encore plus déçu de ne pas rencontrer Jimbo Billings. « Oui, je voudrais l’occasion de lui dire beaucoup de choses, ce que je pense de son gouvernement, et de sa politique », a-t-il dit belliqueusement à Fred quand ils sont tous sortis pour se promener après le déjeuner. « Il pourrait faire beaucoup pour mon pays, pour mes amis là-bas, s’il voulait. » « Mais le mari de Posy n’a pas de liens avec le gouvernement britannique », a protesté Fred ; « c’est seulement un homme d’affaires ». « Seulement, c’est un mensonge », a dit Nico, fouettant les jeunes feuilles des bordures de buis de Posy avec un rameau de saule qu’il a cassé près du lac ornemental. « Il a beaucoup d’influence, plus que beaucoup de politiciens ici, croyez-moi, mais dans mon pays, il s’en sert pour faire le mal. »

Tandis qu’au-dehors le paysage s’assombrit, Fred s’écarte de la fenêtre et prend un des quatre quotidiens qui, depuis le déjeuner, ont été repliés par une main invisible et disposés en bon ordre sur la table d’acajou ciré. Peu après, il est rejoint par Edwin et Nico, puis par Posy, Juste William, et Rosemary. On sert l’apéritif, puis un dîner de cinq plats (soupe à l’oseille, agneau de printemps, salade de cresson, mousse au citron, fruits et fromage) et le café dans la longue salle de réception. Les sujets abordés sont multiples : le Marché commun, la culture d’intérieur des bulbes exotiques, les films et la vie amoureuse de Werner Fassbinder, les romans et la vie amoureuse d’Edna O’Brien, les différentes façons d’accommoder le veau, une affaire récente de meurtre collectif, les difficultés du Times Literary Supplement avec son personnel et sur le plan financier, et les hôtels à Tortola et en Crète. Fred essaie de tenir sa place dans la conversation, mais il n’y réussit guère ; il n’a jamais cultivé de plantes à bulbe, fait cuire de veau, vu de film de Fassbinder, etc. Il se sent provincial et laissé de côté, bien que Posy et William s’efforcent de l’aider en lui posant des questions sur le jardinage, la cuisine et la fréquentation des cinémas aux États-Unis. Il est content d’entendre Posy proposer de mettre fin aux bavardages et de jouer aux charades.

La version britannique de ce jeu s’avère différente de celle que Fred connaît, chaque version, se dit-il, étant caractéristique de son contexte culturel. Dans le jeu de charade à l’américaine, chaque joueur doit interpréter à l’intention des membres de son équipe un proverbe connu, ou le titre d’un livre, d’une pièce, d’un film, d’une chanson, le thème étant choisi par l’équipe adverse ; la victoire va au camp dont les membres se montrent les plus rapides. L’Amérique récompense donc la vitesse et la réussite individuelle, et encourage les tentatives effrénées de communiquer avec des compatriotes qui, littéralement ou métaphoriquement, ne parlent pas la même langue.

Dans la version britannique des charades – ou du moins dans la version de Posy – il n’y a pas de prime à la vitesse et il n’y a pas de gagnants. Chaque équipe choisit un mot et joue successivement chacune de ses syllabes ; le dialogue doit comporter la syllabe en question. Bien qu’on cherche délibérément à brouiller les cartes pour qu’il soit plus difficile de deviner, le jeu semble être principalement un prétexte pour se déguiser et se conduire d’une façon qui passerait autrement pour idiote ou choquante. Il combine ainsi l’ingéniosité verbale, la loyauté et la coopération au sein d’un groupe, le plaisir de jouer un rôle compliqué en public, et l’enfantillage entre amis : tous ces aspects, Fred a commencé à les considérer comme typiques des Britanniques, ou du moins de Rosemary et de ses amis.

Avant que le jeu à proprement parler puisse commencer, on passe une heure à choisir les mots et à fouiller dans les placards et les malles pour équiper les joueurs. Rosemary, Edwin et Juste William passent en premier. Ils semblent avoir choisi leur mot (qui se révèle être HORTICULTURE) en partie parce qu’il donne à Edwin l’occasion de mettre les vêtements de Posy : comme c’est une grande femme et qu’il est un petit homme, ils lui vont assez bien. Dans la scène 1 (WHORE, c’est-à-dire PUTAIN), ils tiennent, Rosemary et lui, le rôle de deux filles des rues, tandis que William, muni d’une canne et d’un chapeau melon, est leur client ivre. Edwin, comiquement horrifiant, arbore une atroce perruque rousse, une robe bain de soleil à fleurs orange et jaune rembourrée de serviettes en papier, et des sandales dorées à talons hauts. Fred est presque aussi stupéfait par l’apparence de Rosemary. Non seulement elle est maquillée avec vulgarité et couverte de bijoux de théâtre mais elle porte la chemise de nuit à papillons de dentelle dans laquelle, il y a quelques heures à peine… Il a envie de protester, mais se force à rire avec les autres : après tout, ce n’est qu’un jeu.

Dans la scène 2 (TIT, c’est-à-dire TÉTON), Edwin est une jeune fermière (chapeau de soleil, tablier à carreaux roses), tandis que Rosemary et William simulent à l’aide d’une couverture en laine marron, de deux cornes à boire en os et d’un ballon en caoutchouc rose rempli d’eau les deux moitiés, avant et arrière, d’une vache peu coopérative. Pour la CULTURE, Edwin porte un des tailleurs en tweed de Posy, un chapeau rond en tweed, des lunettes à monture de corne et un collier de perles. Avec ses traits bien dessinés, plutôt beaux, et son petit corps douillettement capitonné, Fred trouve qu’il a meilleure allure et qu’il a l’air plus naturel en dame à la quarantaine respectable. Il se sent visiblement à l’aise dans son rôle, qui consiste à essayer d’imposer une série de livres et de disques d’un haut niveau culturel à Rosemary et à William, écoliers boudeurs à l’apparence un peu punk.

Après force éclats de rire et applaudissements et une nouvelle tournée de boissons, Posy, Nico et Fred se retirent dans la bibliothèque pour mettre les costumes correspondant à la première syllabe de leur mot : CATASTROPHE. Nico et Fred, en bras de chemise, sont équipés de ceintures en tissu de couleur vive, de bottes de caoutchouc noir, et de couteaux à pain censés être des dagues. Ce sont des pirates qui vont bientôt fouetter Posy, déguisée en moussaillon, avec un chat (CAT) à neuf queues bricolé à l’aide d’une corde à linge.

« Qu’est-ce que c’est que ce bruit, dehors ? On dirait une voiture ». Vêtue d’une vareuse blanche de marin qu’elle vient d’enfiler par-dessus sa longue robe plissée en soie rouge, Posy court jusqu’à la fenêtre et écarte le lourd rideau de velours. « Oh, mon Dieu. C’est Jimbo. Vite, tout le monde au premier ; n’oubliez pas de prendre vos vêtements normaux. » Elle ouvre hâtivement les portes de la bibliothèque et traverse le hall en courant pour retourner au salon.

« William, c’est Jimbo, monte aussi vite que tu peux, il est en train de garer la voiture. Venez, tous. » Sans répondre à leurs questions et à leurs exclamations, Posy guide ses invités le long de l’escalier couvert d’un tapis rouge et d’une galerie que bordent des portraits du XVIIIe siècle au lourd cadre doré.

« Bon, déclare-t-elle, vérifiant qu’aucun d’entre eux n’est visible d’en bas, à travers les barreaux de la rampe. William, très cher, file par l’escalier de derrière et va dans le hangar à bateaux : la clé est dans l’urne en pierre, sous le lierre. Attention en passant devant les écuries, Jimbo y est peut-être encore. Rosemary, et Edwin, oh ! Jésus… » Elle découvre la tenue d’écolière coquine de Rosemary et le tailleur de douairière porté par Edwin. « Très bien, vous deux : habillez-vous aussi vite que vous le pourrez et descendez au salon. Je compte sur vous pour occuper Jimbo pendant au moins cinq minutes, le temps que je change les draps et que je mette de l’ordre. Fred et Nico, vous allez devoir vous rendre utiles, mes chéris, c’est une urgence. Je vous demande d’emballer tout ce qui se trouve dans la chambre de William dans sa valise : ses vêtements, ses livres, toutes les affaires que vous trouverez. Si vous n’êtes pas sûrs que c’est à lui, emballez-le quand même. C’est clair pour tout le monde ? Allons-y. ». Fred entend une porte s’ouvrir au rez-de-chaussée, des pas dans le hall, puis une voix masculine, lasse et péremptoire. « Ohé ? Quelqu’un de debout dans la maison ?

— Jimbo ! » s’exclame Posy. Elle fait glisser la vareuse au-dessus de sa tête, la fourre dans un coffre ancien en chêne, et dévale l’escalier.

« Chéri, quelle bonne surprise ! Je ne t’attendais pas avant lundi.

— J’ai envoyé un télégramme d’Ankara ce matin.

— Il n’est jamais arrivé. Ça ne fait rien, chéri. Tu as conduit tout le long depuis Gatwick ? Tu dois être absolument épuisé. Viens au salon, je vais te préparer un bon whisky bien fort. J’ai quelques invités pour le week-end, mais ils sont presque tous couchés. Rosemary est encore debout, je crois, et Edwin Francis aussi. Je vais leur dire que tu es arrivé dans un instant, mais d’abord, je veux que tu me racontes tout… » Les mots deviennent inaudibles.

« Remarquable, dit Edwin sotto voce, secouant la tête sous le chapeau de tweed d’institutrice respectable. Avez-vous jamais vu une telle autorité naturelle, une telle décision militaire, une telle perception des aspects stratégiques essentiels ? C’est héréditaire, bien entendu, ajoute-t-il. L’Armée dans le sang… Pauvre Posy, en vérité : tous ces gènes de bâtisseur d’empire gaspillés en ce triste siècle. Elle aurait dû vivre il y a cent ans…

— Edwin, sauvez-vous, avant que Jimbo vous voie dans cette tenue, murmure Rosemary en étouffant un rire.

— … et être un homme, bien sûr. Très bien. Mais je dois dire que j’espère que Jimbo aura l’intelligence de la prendre comme associée dès que les bébés seront casés à l’école. »

« Parfait, allons-y, dit Fred à Nico quelques instants plus tard, posant sur le lit le sac de voyage de William, un sac victorien en cuir patiné. Je m’occupe du placard, vous n’avez qu’à vider les tiroirs. » Il ouvre la porte de l’armoire et commence à faire glisser les vêtements de leurs cintres. « Heureusement, il n’y en a pas trop. »

Mais quand il se retourne, les bras chargés, Nico est toujours debout au milieu du tapis de Turquie. Dans sa chemise blanche au col ouvert et ses bottes noires, le foulard rouge à franges de Posy noué autour de sa taille ; il a l’air de jouer au pirate : son expression est théâtralement orageuse.

« Eh bien, allons-y, répète Fred.

— Non, siffle Nico entre ses dents, sur le ton qui convient à son rôle.

— Non ?

— Je ne suis pas un domestique. » Nico maîtrise à peine sa voix. « Je ne range pas les vêtements sales des autres.

— Oh ! pour l’amour de Dieu. » Fred roule en boule un pyjama en soie marron d’une étonnante élégance et le fourre dans le sac. « Ne soyez pas niais. » Nico ne bouge pas. Il prend l’air insulté ; il ne connaît sans doute pas le mot « niais » et le prend pour une injure de la dernière gravité. « Pardon, dit Fred. Écoutez, vous pourriez peut-être rassembler simplement ces livres et ces papiers, d’accord ?

— D’accord, concède Nico d’un air grincheux.

— Ce que je ne comprends pas, continue Fred, s’efforçant de détendre l’atmosphère, c’est pourquoi il faut que William s’éclipse si vite. Je peux comprendre que sir James Billings n’ait pas envie de rencontrer tout un tas d’inconnus alors qu’il vient d’arriver de Turquie en pleine nuit. Mais il doit être habitué à William ; c’est le cousin de Posy, après tout. » Nico pousse une sorte de grognement. « Vous vous trompez, et vous êtes stupide », dit-il en jetant le Prince Charles et Trahison sur le lit. Fred décide de ne pas relever le mot « stupide », que Nico a certainement employé pour riposter à « niais ». « Mais c’est bien son cousin ; Posy l’a dit quand elle a fait les présentations avant le déjeuner, dit-il en entreprenant de ranger dans leur trousse en cuir les affaires de toilette de William.

— Oui, son cousin, certainement. » Nico parle sur un ton méprisant. « Ils sont tous cousins ici. Et aussi son amant.

— Non, pas possible. » Fred pense à Posy, grande, blonde, altière, incarnant à sa façon, tout autant que Rosemary, l’authentique beauté britannique. « Je ne peux pas le croire. » Il imagine Posy nue, tableau dans le style de la fin du règne de Victoria, corps plantureux et appétissant, en contact sexuel avec William, maigrichon, terne, quinquagénaire, la partie concernée de son individu étant représentée à ses yeux, pour une raison ou une autre, par le blaireau usagé enduit de savon desséché qu’il vient juste d’emballer.

« Non ? Pourquoi pas ?

— Enfin, je veux dire, il est trop vieux. Et il n’est pas tellement séduisant, en plus. Enfin quoi, Posy est une femme superbe.

— Comment raisonner sur ce genre de choses ? » Nico balance le Times à côté des livres pêle-mêle. « C’est une question d’opinion. Moi, je ne voudrais pas baiser avec lady Posy, et vous, vous ne voudriez pas baiser avec cousin William.

— Non », acquiesce Fred avec véhémence, se rappelant que Nico, en dépit (ou peut-être à cause) de son allure macho, baise sans doute régulièrement avec Edwin Francis.

« Et puis le sexe, ce n’est pas seulement une question de désir, comme vous devez le savoir. » Nico ménage une pause brève mais déplaisante. « Le cousin William n’est pas riche, ni célèbre, mais il a beaucoup de relations. Avec son aide, Posy passe dans les magazines, à la télévision. Bientôt elle va présenter pour lui six émissions sur les jardins de Grande-Bretagne, en échange d’un joli paiement. Il fait beaucoup de choses pour elle. »

Et si le cousin William en faisait autant pour moi, semble dire Nico, je baiserais bien avec lui. Ou pire encore : Rosemary est riche et célèbre, et elle en fait beaucoup pour vous. Fred acquiert la conviction que Nico n’est qu’un opportuniste sournois et de bas étage, le déshonneur des maisons de campagne anglaises. « Peut-être, mais ça ne prouve pas que…

— De plus, voyez-vous, il dort dans la chambre voisine de celle de lady Posy, ordinairement la chambre du mari. » Avec un geste démonstratif et moqueur, Nico ouvre une porte coulissante lambrissée de chêne, révélant une tranche verticale de la chambre de Posy, tout en tissu bleu et blanc de chez Laura Ashley, orné de branchages et de volants.

« Alors ? dit Fred, dissimulant son inquiétude à l’idée que Nico a peut-être raison, mais pas son antipathie.

— Alors, c’est si commode. » Nico sourit.

Fred ne sourit pas. Il continue à emballer les vêtements de William, plus rapidement qu’auparavant. Bien que dans l’ensemble, ils soient propres, il trouve maintenant leur contact désagréable : les fines chaussettes sombres en fil d’Écosse, roulées étroitement sur elles-mêmes, les chemises amidonnées glissantes entourées d’une bande en papier portant le nom d’une blanchisserie de Belgravia. Il ne les aime pas ; il n’aime pas la pièce lambrissée avec sa banquette et ses fauteuils profonds aux coussins en tapisserie, ses vitres à meneaux déformantes, sa porte mitoyenne. Il lui vient une envie de sortir et de s’en aller, mais on lui a appris la politesse, et il continue sa tâche.

« Vous dites que William a dû quitter la maison à toute vitesse parce que si le mari de Posy le voyait ici, il se dirait qu’ils ont une liaison, reprend-il, essayant d’éclaircir les choses dans sa propre tête.

— Il ne se le dirait pas. » Nico affiche une expression condescendante. « Il sait déjà qu’ils baisent, depuis longtemps.

— Qui dit cela ?

— Edwin me l’a dit. Ils ont un arrangement, dit-il.

— Vous voulez dire, une sorte de mariage ouvert. » Fred commence à ouvrir les tiroirs en-dessous de l’armoire. Ils sont vides et garnis d’un papier brillant de couleur rouge, décoré de motifs indiens trop compliqués et assez vilains.

« Je ne sais pas comment vous appelez ça », dit Nico. Il a cessé de faire semblant d’aider et s’est affalé sur la banquette. « Edwin dit qu’ils se comprennent bien entre eux, et si Billings n’est pas forcé de rencontrer le cousin William il est satisfait, pourquoi pas ? Il a toujours sa belle femme aristocratique, ses jolis enfants, sa maison de campagne luxueuse…

— Oui, mais…

— Il a aussi sa liberté, évidemment. Ses propres amusements.

— Ah oui ? Quels amusements ?

— Je ne sais pas. » Nico hausse les épaules. « Mais Edwin dit qu’ils reviennent cher, et ne sont pas très jolis. »

Involontairement, Fred essaie d’imaginer le genre d’amusement qui pourrait passer pour « pas très joli » aux yeux d’Edwin Francis, cet homosexuel qui aime se travestir avec les vêtements de son hôtesse ; mais il est interrompu.

« Eh bien, comment vous en tirez-vous ? » Posy s’arrête sur le seuil avec une brassée de draps jaunes festonnés. Elle est aussi belle et gracieuse que jamais ; mais elle paraît différente à Fred, plus charnue, un peu molle.

« Ça y est presque. » Il tasse le Times dans le sac de William, qu’il ferme en ramenant les deux compartiments l’un vers l’autre.

Posy examine la chambre, non sans relever l’attitude de Nico, vautré sur la banquette. « Très bien, dit-elle à Fred. Et maintenant, pour être un vrai chic type, pourriez-vous porter le sac jusqu’au hangar à bateaux ?

— Mais oui, bien sûr.

— Je vais vous montrer le chemin ; et quand vous reviendrez, vous pourrez venir prendre un verre et faire connaissance de Jimbo. Mais ne le faites pas veiller trop tard, je vous en prie, il vient de faire un long voyage. Je sais : vous n’avez qu’à lui dire que vous devez vous coucher tôt pour pouvoir aller courir avant le déjeuner. Ça plaira à Jimbo, cela lui arrive souvent de courir ; d’ailleurs, ce serait une bonne idée de prendre rendez-vous avec lui demain matin pour courir ensemble. Cela permettrait de lui éviter de courir dans la mauvaise direction. » Posy lui sourit de nouveau, puis appuie sur le bouton « fin de sourire ». « Quant à vous, Nico. » Elle lui décoche un regard glacial. « Vous allez filer au lit immédiatement. Il n’est pas question que vous preniez une douche ce soir, ou il n’y aura pas assez d’eau chaude pour Jimbo. De toute façon, vous y avez passé une heure cette après-midi. Et je vous demande de ne pas descendre pour le petit déjeuner. Jimbo est très grincheux au petit déjeuner. Je vous ferai monter un plateau. »

Pendant un long moment, Nico ne bouge pas. Ses traits harmonieux se sont assombris et déformés à mesure que Posy parlait et sont maintenant figés en un rictus congestionné. Mais le regard aristocratique fixé sur lui est insoutenable ; il se lève lentement et va vers la porte.

« Merci, dit-elle, redevenue avenante. Eh bien, Freddy chéri, allons-y ; c’est par ici. »

Posy le guide le long de la galerie, entre deux rangées d’ancêtres : mines satisfaites, lourdes mâchoires, sous de pesantes perruques bouclées. Les portraits sont accrochés près du plafond et le haut des tableaux bascule vers l’avant, ce qui donne une impression oppressante.

« Il est parfois si pénible, Nico, dit-elle. Il a toutes sortes d’idées politiques stupides, et je refuse absolument qu’il aille embêter le pauvre Jimbo avec ses billevesées, surtout au petit déjeuner. Vous connaissez ces Méditerranéens, ils s’excitent si facilement. » Elle ouvre la porte qui donne sur l’escalier de derrière, souriant à Fred, l’accueillant parmi les non-Méditerranéens qui ne s’excitent pas vite et n’ont pas d’idées stupides. « Si jamais vous le voyez demain matin essayer de descendre l’escalier en douce, je compte sur vous pour l’en empêcher, vous serez un amour.

— Bon. J’essaierai, dit Fred à contrecœur.

— Je savais que je pouvais vous faire confiance. » Elle s’arrête en bas de l’escalier et lève un visage souriant sous la crinière dorée, qui, vue sous cet angle, semble presque trop fournie, trop parfaitement bouclée, trop semblable à une perruque. C’est peut-être une perruque ; sous cette abondance de cheveux, Posy Billings est peut-être chauve ou hérissée de quelques poils clairsemés, comme ses ancêtres du XVIIIe siècle le long du couloir l’étaient sans doute sous leurs casques poudrés.

« Nous y voilà. » Elle ouvre une porte, laissant entrer une rafale d’air froid et obscur. « Là, c’est l’allée qui conduit au lac, où nous sommes allés cet après-midi, vous vous rappelez ?

— Je crois.

— Très bien ». Comme l’a noté Edwin, le ton de Posy a quelque chose d’autoritaire, et même de militaire. « Tenez, prenez cette lampe, mais je pense que vous n’en aurez pas besoin, il fait assez clair dehors. Vous pouvez presque apercevoir d’ici le hangar à bateaux, juste après les grands pins. Et la pluie s’est arrêtée. Une nuit tout à fait agréable. Filez, maintenant. »

Fred s’engage dans l’allée. La nuit ne lui paraît pas spécialement agréable. À ses pieds, dans le cercle de lumière, le gravier est humide et roule sous les pas ; quand il brandit la torche vers le haut, il voit de chaque côté, noires et ruisselantes, les haies vieilles de deux cents ans, taillées en motifs ornementaux. Pigeons, paons, hiboux, urnes, toutes ces silhouettes fantasques semblent déformées et presque sinistres. Dans le ciel au-dessus de lui, une lune jaunâtre et cabossée est entourée d’un halo graisseux, comme un œuf au plat mal cuit. La clarté est cependant suffisante pour permettre à Fred de contourner les pins et de discerner le hangar à bateaux, construction basse en galets surplombée d’un toit pointu et dont la base baigne dans une eau couleur d’encre.

« Oui ? » Prudemment, William entrouvre la porte. Il porte toujours le pantalon de golf bouffant et les chaussettes écossaises qui lui ont servi à interpréter un écolier inculte ; ses épaules sont entourées d’une couverture marron en laine rugueuse et poilue. Il a l’air coupable et misérable, comme un vieux vagabond à moitié fou surpris à se cacher dans les dépendances d’un domaine. « Qu’est-ce que vous voulez ?

— Je vous ai apporté vos affaires. » Fred prend la résolution suivante : si jamais, ce qu’à Dieu ne plaise, il a une liaison avec une femme mariée, il ne posera pas les pieds dans sa maison, non pas tant pour des raisons pratiques ou morales qu’esthétiques.

« Oh, merci beaucoup. » William élargit l’entrebâillement juste ce qu’il faut pour laisser passer le sac. Il ne propose pas à Fred d’entrer ; d’ailleurs, Fred ne veut pas entrer.

« Bon, à un de ces jours », dit-il en s’éloignant.

Depuis le lac, la maison de Posy semble d’une hauteur peu naturelle et plus ou moins difforme –, cette impression est peut-être due à sa surélévation, aux ombres et aux buissons qui l’entourent, et au clair de lune – œuf au plat. Tandis que Fred reprend lentement le chemin bordé d’oiseaux, d’urnes et de végétaux, géants plongés dans les ténèbres, il découvre en lui-même un fort désir de ne pas rentrer dans cette maison ; de marcher plutôt jusqu’au village le plus proche et de trouver quelque part un lit pour la nuit (au pub, peut-être ?), puis de prendre, tôt dans la matinée, un train ou un car pour Londres.

Mais bien sûr, c’est impossible, ce serait mal élevé et délirant ; et il y a Rosemary, en plus. Il ne peut pas la laisser seule avec deux tapettes prétentieuses et une femme adultère qui donne des ordres à tout le monde et dont les cheveux ont l’air d’une perruque. Et pourtant, il y a seulement une heure, il trouvait tout cela magnifique et tellement authentique. Toujours Henry James, pense Fred : des mots à la James, une situation à la James. Mais dans les romans, les scandales et les secrets des gens de la bonne société sont dépeints sous un jour plus élégant ; les personnages ont de meilleures manières. Peut-être parce que c’était il y a un siècle, ou peut-être simplement parce que l’élégance recherchée de la prose de James masque la grossièreté sous-jacente. Peut-être, en fait, que c’était exactement comme aujourd’hui…

Après tout, Rosemary n’est-elle pas l’héroïne classique des œuvres de James : belle, fine, délicate, dangereusement impulsive ? Elle voit en Edwin et Posy ses meilleurs amis ; elle est trop généreuse pour les voir tels qu’ils sont, trop étourdie et confiante. Elle a besoin d’autres amis, de meilleurs amis, meilleurs dans les deux sens du terme : des amis qui la protégeront de scènes comme celle de ce soir…

En somme, n’est-ce pas pour cela qu’il est ici, lui, son champion, le jeune et vaillant Américain que James lui-même aurait pu créer ? Pour la deuxième fois de la journée, Fred a la sensation enivrante d’avoir pénétré dans un roman, et de nouveau, cette sensation lui fait tourner la tête, le rend euphorique. Il rit tout fort et s’enfonce entre les buissons obscurs, vers la maison.